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Un chantier du Laboratoire de Recherches Historiques Rhône-Alpes :
les fouilles archéologiques de la carrière de meules de moulins des Ecouges (Isère)

Alain BELMONT
Professeur d'Histoire Moderne à l'Université Grenoble II
Responsable du chantier

 

La « meulière » des Ecouges se situe à la pointe nord du massif du Vercors, dans une vallée perchée à 1 000 m d'altitude et sur la commune de Saint-Gervais.

Elle a pour toile de fond un écrin de falaises et de sapins, que ses habitants n'échangeraient pour rien au monde. Le cœur de cette vallée est parcouru par un torrent bizarrement baptisé des "Grandes routes", qui vient lécher les pieds d'une falaise de grès. La meulière des Ecouges occupe son sommet.

Au moment de sa découverte, en 2001, elle ne montrait que des vestiges discrets : seules deux ébauches de meules accidentées et cinq ou six alvéoles d'extraction émergeaient d'un tapis de fougères, au point qu'elle aurait pu passer pour une carrière locale. Mais ici, comme souvent en matière de sites archéologiques, la terre dissimulait de bien grands trésors (figures 2 et 3).

Figure 1 : L'emplacement du site
(photos A. Belmont, tous droits réservés)

Figure 2 : Vue générale du site en cours de fouille



Figure 3 : Une ébauche de meule en bordure de falaise

 

Figure 4 : Plan de la meulière
(dessin Pierre-Yves Carron, Conservation du Patrimoine en Isère. Tous droits réservés)

Vingt-trois étudiants grenoblois et deux semaines de fouilles menées en juin 2005 ont révélé rien moins que 56 alvéoles d'extraction, sur une surface de seulement 100 m2. Le site se prolongeant encore sur une centaine de mètres, sa production totale a dû approcher 300 à 500 meules (Figure 4).

L'origine de l'exploitation n'est pas connue précisément ; peut-être remonte-elle au XIe siècle, époque à laquelle un moulin trayait les eaux de la vallée. Elle s'est poursuivie jusqu'au XIVe siècle au moins, puisque des charbons de bois retrouvés contre une ébauche de meule et sous des déchets de taille ont été datés par le carbone 14 de 1292 à 1414. Son abandon semble être intervenu au cours du XVIe siècle.

Contrairement à ce qui a pu être observé sur des meulières locales comme à Brandes-en-Oisans ou à La Motte d'Aveillans (Isère), la taille des meules n'a laissé ici aucune place à l'improvisation. Ainsi les artisans médiévaux ont-ils pris grand soin de suivre le plan de sédimentation du grès. Les couches plongent-elles de 23° en direction de l'est ? Ils ont incliné d'autant le sol de leur carrière (figure 5).

Figure 5 : Coupe de la meulière
(
dessin P.-Y. Carron, CPI)

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Et pour mieux suivre les différentes strates, ils ont fait de grands feux dont la chaleur a dilaté la pierre, révélant les minces fissures courant à travers le rocher. Le grain de la pierre devient-il en profondeur plus grossier, le ciment de moindre qualité ? Ils se sont contentés d'entailler les couches supérieures, sur sept niveaux de hauteur. Par contre, de ces niveaux en tous points supérieurs ils ont tiré un maximum de pièces, disposant les meules en quinconce ou en nid d'abeille, toutes à touche-touche, afin de ne pas perdre un seul pouce de pierre. Leur professionnalisme transparaît aussi dans la gestion des déchets de taille ; alors que les carrières anciennes en sont généralement envahies, c'est à peine s'ils en ont laissé plus d'une charretée derrière eux. Preuve enfin que les maîtres des Ecouges possédaient on ne peut mieux leur art, leurs échecs ont été plutôt rares - trois meules accidentées en tout et pour tout, sur la centaine qu'a dû fournir la partie dégagée par les fouilles archéologiques.

Des hommes qui travaillèrent ici nous ignorons et le nom et la qualité. Nous savons seulement qu'ils n'étaient pas propriétaires de la carrière, puisqu'au XIVe siècle celle-ci appartenait aux Chartreux, dont un monastère s'élevait un kilomètre plus bas dans la vallée. Ils n'avaient en tout cas rien de forgerons de village ou de simples tâcherons employés là par hasard. Leur savoir-faire signe des professionnels à la hauteur des meilleurs mineurs. Ils devaient être semblables à ces maîtres meuliers reconnus de tous, que les comptes des châtellenies delphinales évoquent en d'autres sites : comme ces Jehan Dalmas et Etienne de Rive, auxquels le châtelain de Mirabel-aux-Baronnies achète deux pierres en 1395, et qui officient dans "la meulière appelée Bâtie Bâtarde" ; comme encore ce Pierre Ysmidon, de Saint-Thomas-en-Royans, auquel le maître des œuvres du Dauphiné verse 40 sous et 17 deniers, "pour deux meules brunes achetées au mois d'août 1343".

La technique qu'ils emploient pour extraire les pierres se retrouve peu ou prou dans toutes les grandes carrières. Après avoir dégagé le banc de grès des sédiments qui le recouvrent, et éliminé une première couche trop mince pour les intéresser, ils forent un petit trou d'un à deux centimètres de profondeur, matérialisant le centre de la future meule. Puis, à l'aide d'un compas à pointes sèches ou d'une simple tige de fer attachée à une ficelle, ils tracent un cercle d'un diamètre compris entre 1,20 et 1,50 m. Le travail de taille proprement dit peut alors commencer. Les artisans détourent la meule en creusant un fossé annulaire, extérieur au cercle tracé, large d'une trentaine de centimètres et profond d'autant (figure 3). Ils utilisent pour ce faire toute une gamme d'outils, à en juger par la diversité des cicatrices encore visibles sur le rocher : d'abord des pics, à l'origine des longues marques en diagonale, puis des petits broches, qui ont laissé de courtes et fines rayures, et enfin de gros burins à section carrée, dont un exemplaire a été retrouvé lors des fouilles (figure 6).
 







Figure 6 :
Traces d'outils sur la paroi d'un fossé d'extraction.
Le pic a laissé de grandes marques courbes en partie haute, et la broche les fines rayures de la partie basse.

Une fois le travail de détourage terminé, la surface supérieure de la meule est aplanie. Reste à la décoller du rocher, une étape cruciale, la plus délicate à mener. Aux Ecouges, les meuliers ont employé une technique pour l'instant jamais observée en d'autres carrières. Ils ont ouvert à la base du cylindre entre une et cinq "emboîtures" selon les cas, à savoir des cavités rectangulaires, longues de 13-14 cm et profondes de 5 à 7 cm (figure 7, flèches rouges).






Figure 7 :

Emboîtures et logement d'une pince utilisés pour le décollement de la meule

Ces emboîtures accueillent habituellement des coins de fer ou de bois et cernent complètement la meule, sauf qu'ici elles ne sont disposées que sur un demi cercle au mieux, et semblent avoir été plutôt destinées à loger de grandes tiges de fer (des "pinces"), comme le prouvent les tranchées creusées en arrière des emboîtures (flèche jaune). Les artisans utilisaient ces pinces comme des leviers ; en pesant dessus de tout leur poids, ils parvenaient à arracher la meule du rocher. Les fissures séparant chaque banc, parfois larges de plusieurs centimètres et emplies d'argile, leur facilitaient la tâche mais il arrivait aussi que la meule se rompe à ce moment là : c'est ce qui s'est produit pour deux ébauches accidentées, qu'ils ont tenté d'extraire à l'aide d'une seule emboîture et d'une seule pince, et qui se sont brisées en deux (figure 2). Lorsque tout se passait bien, la meule se décollait en un seul morceau et laissait derrière elle une alvéole caractéristique (figure 8). Il ne restait alors plus aux ouvriers des Chartreux qu'à retourner leur pierre, à aplanir sa face inférieure et à percer l'œil destiné au passage du grain et de l'arbre moteur du moulin.






Figure 8 :
Alvéoles d'extraction et  cicatrices de meules

On aurait pu croire la Molière des Ecouges destinée à approvisionner les moulins de la vallée, ceux bâtis à proximité immédiate du monastère et de sa Correrie. Sauf que le nombre de meules produites ici dépasse largement les seuls besoins locaux. Force revient d'admettre que l'écoulement des pierres se faisait aussi au-delà du Vercors, en direction de la vallée de l'Isère et des communautés du bas pays. Malgré l'extrême difficulté à descendre de ce nid d'aigle, les convois de bœufs tiraient les lourds traîneaux à travers les pentes abruptes, franchissaient des passages que n'empruntent plus que de rares randonneurs - Pas du Rivet au nord, Pas du Follet au sud, justement surnommé "chemin des meules" - et dévalaient jusqu'aux ports les plus proches. Elles viennent très probablement d'ici, ces meules que les habitants de Montvendre, un village de la plaine de Valence, déclarent en 1432 aller quérir à Rovon, à l'ombre des Ecouges. Ils accomplissent les soixante kilomètres du trajet à contrecoeur, en maugréant contre sa longueur et en pestant contre leur seigneur l'évêque, qui leur impose des corvées si dures et si injustes. Il existe pourtant des meulières plus proches ; mais peut-être n'appartiennent-elles pas à l'Eglise comme celle des Ecouges, ou ne fournissent-elles pas des pierres convenables ?

Ce site magnifique témoigne des efforts considérables que les hommes étaient prêts à faire, dès l’époque médiévale, pour obtenir une farine de bonne qualité et le meilleur pain possible. Avec ses marmites de géant et ses roues de pierre figées par le temps, il constitue un monument spectaculaire à la gloire du travail et de la vie quotidienne des Français d’autrefois. Propriété du Conseil Général de l’Isère, ses vestiges ont été aménagés sitôt la fouille terminée et seront accessibles au public à partir du printemps 2006 (figure 9).






Figure 9 :
Le site en cours d’aménagement par le Conseil Général de l’Isère

 



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