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Les meulières en France :
des entreprises extraordinaires au service d'un pain de qualité

Moudre du blé constitue tout un art. On pourrait croire qu'il suffit d'écraser le grain entre deux pierres pour en extraire de la farine, alors que cette opération nécessite une grande habileté de la part du meunier. Les meules de son moulin doivent tourner à une vitesse et à un écartement bien précis, être souvent repiquées au marteau pour garder leur abrasivité. Surtout, elles ne doivent pas être taillées dans n'importe quelle pierre. Une roche trop souple ne ferait que déchiqueter le blé et donnerait un gruau dont on ne pourrait retirer le son ; à l'inverse, une pierre trop dure transformerait la farine en une poussière difficilement panifiable, chargée en plus d'une huile empêchant sa conservation. Enfin, les meules ne doivent pas s'user trop rapidement sous peine de ruiner leur propriétaire, puisqu'une seule de ces pierres équivaut au prix d'une maison au XVIIIe siècle. La pierre idéale doit donc posséder plusieurs qualités contradictoires, être à la fois solide, dure et souple - « intelligente », pour reprendre une expression de Steven Kaplan.

Or, de telles pierres « intelligentes » ne courent pas les champs. On ne les trouve que dans des gisements bien déterminés, dont on fit la recherche dès le Moyen Age voire dès l'Antiquité, et qui donnèrent naissance à des carrières spécifiques : les meulières. De ces meulières, il existe des milliers d'exemplaires à travers la France. Les unes, les plus nombreuses, se résument à quelques trous percés dans le rocher, tandis que d'autres - un peu plus de 200 à l'échelle de l'hexagone, s'étirent sur plusieurs hectares voire plusieurs dizaines de kilomètres carrés pour les plus vastes d'entre elles. Les petites meulières locales eurent leur heure de gloire au Moyen Age. A une époque où l'état des voies de circulation empêchait ou rendait très dispendieux le transport de masses supérieures à la tonne, meuniers et propriétaires s'approvisionnaient au plus près des moulins, quitte à se contenter de la première pierre venue. Les échantillons ramassés à travers la France et analysés en laboratoire s'ajoutent aux données textuelles pour dresser un tableau guère reluisant : ces roches fréquemment médiocres ne produisaient qu'une farine colorée, semée de minuscules grains de sable qui donnaient au pain un "craquant" épouvantable. Aussi, à force d'ingurgiter leur vie durant des montagnes de miches mâtinées de silice, les contemporains d'Hugues Capet (941-996) ou de saint Louis (1214-1270) finissaient par s'user les dents avant leurs quarante ans. Ils y gagnaient des visages déformés, des molaires limées jusqu'aux racines, des douleurs insupportables, parfois des infections mortelles, sans compter un moindre plaisir à goûter le moment du repas.

Dès le XVIe siècle, médecins et agronomes dénoncèrent les effets de ces mauvaises meules et conseillèrent l'emploi de pierres mieux adaptées au travail de mouture. Les meuniers ne les avaient pas attendus pour commencer à changer leurs pratiques. La lecture de près de 3000 registres et dossiers conservés aux archives nationales et départementales, l'examen d'une centaine de sites disséminés à travers la France, enfin l'apport des sciences habituellement peu sollicitées en histoire moderne (archéologie, géologie, chimie, physique nucléaire, paléoanthropologie, odontologie), ont permis de constater qu'une évolution radicale était intervenue au cours de l'Ancien Régime. Un tri s'est opéré progressivement dans la France médiévale et moderne, au profit des carrières exploitant les gisements de meilleure qualité et implantés à proximité des cours d'eau navigables. Aux XIVe et XVe siècles, certaines de ces « meulières régionales » travaillent déjà à une échelle industrielle et expédient leurs produits dans un rayon de quelques dizaines de kilomètres, quand ce n'est pas dans plusieurs provinces. Leur succès se généralise et s'amplifie aux XVIe et XVIIe siècles, que l'on peut considérer comme leur âge d'or. Il provoque peu à peu l'abandon des meulières villageoises, lesquelles n'alimentent plus au XVIIIe et au début du XIXe siècle que les localités montagnardes restées hors de portée des routes carrossables.

Puis les meulières régionales s'effacent à leur tour devant la concurrence d'une poignée de très grandes carrières. Spécialisées dans la fabrication de meules de silice presque pure, ces championnes toutes catégories s'ouvrent en forêt de Moulière (Poitou), près de Domme et de Bergerac (Périgord), en Touraine (Cinq-Mars) et surtout en Champagne et en Brie, autour de La Ferté-sous-Jouarre. C'est là, aux portes de Paris, que se trouve la pierre meulière réputée la meilleure du monde. Elle est travaillée par une armée de meuliers qui, dès le XVe siècle, alimentent les moulins du Bassin Parisien et jusqu'à ceux des Flandres, de Bretagne et d'Angleterre. Aux XVIe et XVIIe siècles, tandis que la commercialisation des briardes gagne de nouveaux territoires (sud de la France , Allemagne, colonies américaines même), le gisement tombe entre les mains de quelques négociants qui concentrent toutes les étapes du processus industriel, depuis l'appropriation de la ressource jusqu'à la vente au loin, sans oublier le contrôle de la main d'ouvre. Cette mutation des cadres de production n'est pas du goût de tous les meuliers qui, de maîtres artisans indépendants, se voient ravalés au rang de simples ouvriers. Deux villages de Brie champenoise tentent de faire barrage à l'appétit des négociants fertois, et vont jusqu'à déclencher une affaire d'Etat au cour des grands débats du siècle des Lumières. Rien n'y fait. En même temps qu'ils s'enrichissent et, pour certains d'entre eux, accèdent à la noblesse et deviennent de grands commis de l'Etat, ces marchands-meuliers de La Ferté poursuivent une progression qui les amène à prendre le contrôle des gisements concurrents ou à les faire disparaître. Aux XVIIIe et XIXe siècles, leur pierre meulière et ses équivalents du sud-ouest de la France s'imposent dans le monde entier comme condition sine qua non d'une mouture moderne, ainsi qu'une vaste campagne de promotion littéraire et scientifique le clame à tour de pages.

Arrive la mort des moulins, qui entraîne avec elle la fermeture des dernières carrières dans les années 1960. La Ferté-sous-Jouarre, Quaix, la forêt de Moulière et tous les sites grands et petits tombent rapidement dans l'oubli. Les meuliers ont pourtant laissé derrière eux d'innombrables vestiges souvent spectaculaires et toujours émouvants, qui constituent autant de monuments dressés à la mémoire du travail, de l'opiniâtreté et de l'ingéniosité des hommes. Ils sont à l'histoire de la vie quotidienne ce que les châteaux sont à la vie des élites ou les églises au patrimoine religieux. A cette différence près qu'au contraire des clochers et des tours crénelées, aucune meulière ne bénéficie d'une protection au titre des monuments historiques dans notre pays ! Tout aussi incroyable que cela puisse paraître, seule une dizaine de sites a fait l'objet d'aménagements touristiques - alors que d'autres pays européens ont depuis longtemps compris l'intérêt et les ressources économiques que pouvait générer un patrimoine si particulier.

Sur un plan purement historique, les meulières prouvent à leur manière que l'histoire du pain fut plus complexe qu'on ne l'a cru jusqu'ici. Les disciples de Clio ont peut-être accordé un peu trop de crédit aux récriminations des sujets et néanmoins imposables de l'Ancien Régime. Loin de rester un mouton noir, l'aliment roi des tables de naguère bénéficia d'une recherche qualitative à la fois précoce et constante. En se détournant des meulières locales de tout-venant au profit des carrières régionales puis des gisements briards, les Français en général et les ruraux en particulier cherchèrent à améliorer la saveur de leur pain et jusqu'à sa blancheur, si importante dans une société qui cultivait déjà les apparences . Dès les XIVe et XVe siècles, rares étaient les villages qui ne disposaient pas d'un "moulin blanc", produisant sans la colorer une farine de froment sous des pierres calcaires ou de silice. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le nec plus ultra des pierres - les briardes ou leur équivalent - équipait peu ou prou toutes les communautés, à l'exception des localités de montagne les plus isolées. Le pain français devint le meilleur pain du monde (S. Kaplan), y compris pour les bouches villageoises. Cette révolution culinaire s'accompagna d'une notable avancée médicale, un recul important de l'usure dentaire, et par ricochet des troubles qu'elle ne manquait pas d'entraîner.
Les meulières participèrent donc au mouvement général du progrès. La bonne pierre accoucha d'un bon pain, bien avant le XIXe siècle et la révolution industrielle. S'en étonnera-t-on ? Quand tant de recherches récentes montrent toutes les avancées qui furent réalisées à l'Epoque Moderne en matière d'habillement, de logement, d'outillage et de techniques, il eût été incompréhensible que le plat principal des Français soit resté à l'écart du mouvement.

Derrière une thématique aux apparences anecdotiques - les carrières de meules ! - se cache donc tout un pan des sociétés du passé. Un secteur industriel à part entière, dont l'importance s'est manifestée tout autant par la masse de pierres remuées, l'étendue des réseaux commerciaux engagés, le chiffre d'affaires engrangé, la main d'ouvre employée, les talents déployés, que par ses implications dans la vie quotidienne. « Il est un puissant révélateur de la manière dont la Culture matérielle intervient dans l'Histoire », concluait l'historien Daniel Roche.


Extrait de

La pierre à pain. Les carrières de meules de moulins en France,
du Moyen Age à la révolution industrielle .
Presses Universitaires de Grenoble,
2006, tome 2, pp. 253-254.

 

 



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